Santo Tomas, 9 septembre 2013
Au début des années 1960 j’aurais donné
une part de ma jeunesse pour goûter à ce que les citadins nomment des vacances.
Par la suite, les derniers étés avant le grand
départ ont été marqués par le flux et le reflux des envahisseurs. Les
touristes venus se chauffer au soleil du sud. Néerlandophones buveurs de
bière en juillet. Franco-français haussant la voix de peur qu’on ne remarque
pas leur présence en août.
Pour mes parents, être en vacances
signifiait simplement ne pas travailler. Trois semaines de repos ! Le
luxe ! Pour moi ne pas aller à l’école. Plus tard au collège.
Même si notre appartement de la Rue Basse
était un peu exigu, il ne manquait pas autour de chez nous de ballades à faire
à pied, de lieux à voir ou revoir que l’on atteignait au pire en une demi-heure
de Simca. Comme la filature de « Maison Rouge ». Nous l’avons visitée
régulièrement chaque première semaine des vacances. Jusqu’à sa fermeture. En
1963, ou en 1964. Je ne sais plus précisément.
Et puis j’avais mon piano. Mon petit
piano droit plaqué contre le mur de la pièce principale. Mes parents ne voulant
à aucun prix que son bruit puisse causer une fâcherie avec les voisins, je
profitais des vacances scolaires qui ménageaient des tranches horaires où je
pouvais martyriser les touches à loisir. J’allais entreprendre une nouvelle séance
de massacre pianistique quand mon père est entré avec un masque de
conspirateur. De le voir dans cet état, je pouvais m’attendre à tout, sauf à ce
que j’allais entendre :
— Nous allons partir deux jours en
vacances !
J’évitais de prendre un air par trop
étonné. Il aimait bien que ses paroles paraissent être des évidences. Question
de principe ! Et puis le ton employé ne permettait aucun étonnement. Surtout
pas sur la courte durée de la période annoncée. Bien réduite pour qualifier ça
de vacances. De me voir ainsi, hébétée, bras ballants, goule ouverte, comme il
disait, ça ne lui inspirait pas de prolonger la conversation. Autant attendre
le dîner pour avoir le fin mot de l’aventure… Nos vacances éclairs nous
conduiraient à Rivesaltes. Plus précisément, comme il le prononçait : Ribesaltes.
Prononciation espagnole ! Ou catalane, façon espingouin !
Tout était prévu, programmé. Il avait réservé
dans un petit hôtel, presque dans le centre, pour la nuit que nous allions
passer sur place.
Il ne restait plus qu’à organiser
l’expédition ! Tenues de rechange pour toutes les circonstances. Cas de
pluie ! D’orage ! De grêle ! Et le froid… Ne pas l’oublier le
froid. Rien de plus traître que le froid là où il fait chaud ! Ça vous
tombe comme ça, le soir, sur les épaules. Parfois il est trop tard quand on
s’en aperçoit. Et puis il y avait de la place dans la Simca ! Trois dans
une voiture faite pour quatre. Un palace !
Soyons sincère. Tout à fait
sincère ! Aujourd’hui où j’ai dérivé vers un autre continent, j’ai l’air
de prendre tout ça à la rigolade. À la légère, avec un sourire limite narquois.
Mais cet été-là, mon excitation n’avait fait que grandir de jour en jour
jusqu’à notre départ pour Rivesaltes. J’en avais perdu le sommeil.
Et puis le grand jour !
Debout avant l’aurore ! À vacances
exceptionnelles, spectacle exceptionnel. Celui du soleil levant ! Avec la
perspective d’arriver pour l’heure du déjeuner. Si possible ! En
attendant, le plaisir de déchiffrer les indications portées par les panneaux de
signalisation. À rêver éveillés : Montpellier… Béziers… Narbonne ! Et
puis, avant d’arriver, presque l’Espagne… Figueras… Girona…
Et finalement Rivesaltes,… pardon,…
Ribesaltes, tranquillement posée au bord de l’Agly.
Après la descente d’une rue en forte
pente, nous avons trouvé sans difficulté une place pour garer la Simca, auprès
de l’hôtel où mon père avait réservé une chambre dite familiale. En pension
complète pour une nuit. Repas simple à l’ombre d’une terrasse ensoleillée. Puis
découverte de la ville. Sans perdre de temps ! Demain à la même heure il
faudrait nous préparer à repartir.
Tout était réuni pour que ces deux jours
laissent un souvenir idyllique. Un incident tout de même… Au moment où nous débouchions
sur une place entourée de palmiers, au milieu de laquelle trônait une statue
équestre vert-de-grisée. La découvrant, mon père cracha au sol. Pas son
habitude ! Je ne l’avais jamais vu accomplir ce geste répugnant ! Nous
nous sommes bien vite détournés du cheval planté les quatre fers au sol et de
son cavalier, désireux d’oublier rapidement cet épisode.
Le soir, bien épuisés par la marche, nous
sommes passés à table, dans la salle à manger de l’hôtel. Nous étions à peine
installés qu’arrivait la serveuse. Qui
nous balança ce leitmotiv des tables hôtelières :
— Vous prendrez un apéritif !
Refuser reviendrait à passer pour des
pauvres. Pire, des grippe-sous, des rapiats.. Des rats !
La grosse ficelle de la serveuse,
prononcée avec une grâce maladroite, entraîna une réplique immédiate de mon
père :
— Oui, trois muscats !
Ce n’est pas le choix qui m’étonnait
alors. Notre promenade en ville avait été suffisante pour nous faire comprendre
que le vin de muscat est à Rivesaltes,…
pardon Ribesaltes, ce que Jeanne d’Arc est à Domrémy ! Ce qui
m’étonnait c’était le chiffre trois, alors que je n’avais jamais avalé une
goutte d’alcool.
— Il faut absolument que tu y gouttes. Tu
ne finiras pas ton verre. Je le finirai pour toi ! Et respire bien hein,
respire,…
On ne recule pas devant une telle invite.
Le verre posé devant moi j’y trempais les lèvres, laissait couler quelques
gouttes sur la langue, puis dans le fond du gosier. Assez pour une première
expérience. Un goût sucré qui se répandait sur le palais et la langue, suivi
d’une étrange sensation. Pas suffisant pour faire tourner la tête. Un peu tout
de même. Comme prévu, mon verre fut rapidement saisi par la poigne paternelle.
Ce qui suivit conduisit mon imagination à
baguenauder. À mesure que le niveau baissait dans le premier verre, puis le
second, les yeux de mon père s’embrumaient. Il était ailleurs !
Absent ! Autre part ! Au bout de quelque chose qu’il était seul à
connaître.
J’avais beau m’interroger. J’étais à sec
d’interprétation. Une seule chose à faire. Attendre. Et effectivement il atterrit
de nouveau parmi nous au milieu du repas. Il se remit à parler, à nous faire
des commentaires sur la chance que nous avions de bénéficier d’un temps
clément. Pas trop chaud, juste ce qu’il faut. Comme si rien ne particulier ne
s’était passé.
Rien à dire du retour. Sinon que le passage
à vide de la veille continuait à me trotter dans la tête. Et la vie reprit son
cours. Le quotidien avec sa dose d’oubli. Ou presque !
Jusqu’à ce que je me plonge dans ces
fichus cahiers !
Alors que la plupart des pages sont d’une
écriture serrée, régulière, quelques-unes sont plus heurtées, traversées par
une sorte de vertige d’en finir avec l’écriture. Pas toujours aisées à
déchiffrer. C’est le cas en particulier de quelques lignes qui semblent avoir
été ajoutées dans un second temps vers la fin de son deuxième cahier.
« Janvier
1940. Plus de notion précise de la date depuis longtemps. Nous sommes tout un
troupeau d’indésirables étrangers. La police nous embarque, chargement de
bestiaux, vers le camp de Rivesaltes. Des vacances ils nous disent !...
Fumiers.
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