jeudi 5 février 2015

LA MEMOIRE, LE DIABLE,… ET LA MER


« … Les souvenirs ne font pas revenir le réel, ils agencent des morceaux de vérité pour en faire une représentation dans notre théâtre intime. Le film que nous projetons dans notre monde psychique est l’aboutissement de notre histoire et de nos relations…
… Dans tous les cas, ce sera vrai comme sont vraies les chimères, ces monstres imaginaires où tous les éléments sont vrais… »
Boris Cyrulnik, Sauve-toi, la vie t’appelle, p. 125.

Si j'ai placé cette citation en exergue de ma pièce ENTRE LE DIABLE ET LA MER BLEUE PROFONDE, c'est que ce livre fut une des petites étincelles qui déclencha son écriture. Avant même d'ailleurs d'avoir lu le livre. Je n'avais vu que sa présentation par son auteur lors de l'émission La Grande Librairie lorsque je pris la décision d'écrire une pièce sur la mémoire. L'analyse de la mémoire comme "chimère", sorte de rêve éveillé, ne constituait-elle pas en elle-même un matériau théâtral ? Partant de cela différentes pistes méritaient d'être explorées : la mémoire comme réorganisation présentable ou simplement agréable de son propre passé, la perte de mémoire plus ou moins pathologique, la mémoire imposée comme normalité sociale (manipulation de la mémoire),… C'est à cette dernière piste que j'ai finalement privilégiée. 

Contrairement, je le suppose, à beaucoup de gens qui écrivent, j'aime bien commencer par le titre. Celui-ci constitue alors une contrainte qui va influencer le reste de l'écriture. Et là également, la mémoire est présente. Ce titre, j'aime le faire surgir d'une écriture antérieure, sans lien évident avec le propos traité. Dans la cas présent, ma "novella noire" Qu'est l'espingouin devenu fut à l'origine du titre. Une large partie de celle-ci est consacrée à un chanteur de Rock n' Roll déchu, dont la chanson fétiche est "Between the Devil and the Deep Blue Sea" (cf. Autour de l'Espingouin… et de trois petites notes de musique). Tant la sonorité de ce titre (ici de sa traduction littérale), que son contenu cauchemardesque m'ont paru correspondre à l'atmosphère que je désirais générer dans la pièce. Le "style" s'imposait alors d'emblée : celui de la fable, sorte de métaphore du monde où nous vivons, non naturaliste mais ancrée dans la réalité. Fable, il va de soi, sans morale. La "leçon" à tirer, s'il y en a une, étant laissée à l'intelligence du spectateur.

Un autre point à préciser. Est-ce un hasard si j'ai mis la dernière touche (enfin pour l'instant) à cette pièce en 2014. Bien entendu non. Nous étions alors en plein délire commémoratif de la première boucherie mondiale. Si cet "anniversaire" permettait à quelques bribes de réflexion de se frayer un chemin (cf. par exemple la pièce Pages arrachées, 19149-1915), elle était aussi l'occasion de tous les discours nationaux/nationalistes, glorification des poilus assassinés par cette guerre (jamais des déserteurs et réfractaires divers des deux camps, rarement des pauvres types fusillés pour l'exemple), y compris au travers de séances de bourrage de crâne dans les écoles (celui-ci a trouvé plus récemment à s'exercer… mais c'est une autre histoire). Le tout sous les appels claironnants au "devoir de mémoire". Et quelque part, c'est aussi un peu de cela que parle la pièce. De l'édification d'une mémoire officielle, d'une vérité d'État (ou de n'importe quel pouvoir, peu importe), vraie "comme sont vraies les chimères". Elle nous rappelle que la mémoire "collective" est toujours un moyen de contrôle social, d'embrigadement. Ce n'est pas pour rien qu'elle est remise sur le tapis dans toutes les périodes de crise profonde, de préparation à la guerre,… Qu'à son opposé, la réflexion critique sur la passé est une nécessité pour l'élaboration d'une pensée libre, l'élaboration d'une éthique, et quand il le faut pour la confrontation de conceptions divergentes.

P.S. Au moment où j'écrivais ces lignes, paraissait dans la presse une information comme quoi l'armée britannique constituait une "brigade Facebook", dont le rôle pourrait être "entre autres" de désinformer afin de peser sur l'opinion publique et de distiller des fausses informations. Il n'est pas précisé si ces fausses informations seront formatées afin de pouvoir s'inclure dans un "devoir de mémoire" particulier.