lundi 10 juin 2013

LA PENSEE DU JOUR (10/06/ 2013) : G ORWELL


CITATION EXTRAITE DU PARAGRAPHE FINAL DE "LA POLITIQUE ET LA LANGUE ANGLAISE" DE GEORGE ORWELL (1903-1950)

Si vous simplifiez votre langage (1), vous vous prémunirez contre les pires sottises de l’orthodoxie. Vous ne pourrez plus utiliser aucun des jargons de rigueur, si bien que lorsque vous formulerez une idée stupide, sa stupidité sera évidente pour tous, y compris pour vous-même. Le langage politique — et, avec quelques variantes, cela s’applique à tous les partis politiques, des conservateurs aux anarchistes — a pour fonction de rendre le mensonge crédible et le meurtre respectable, et de donner à ce qui n’est que du vent une apparence de consistance. On ne peut changer tout cela en un instant, mais on peut au moins changer ses propres habitudes et même, de temps à autre, en s’en gaussant comme il convient, renvoyer à la poubelle où elle a sa place telle ou telle expression éculée et inutile, comme bruits de bottes, talon d’Achille, creuset, melting pot, véritable enfer (2) et autres rebuts verbaux.
George Orwell, La Politique et la Langue Anglaise (Politics and the English Language, 1946)
Sources : Orwell, Collected Essays Vol. 4, 1945-1950. 
(1) dans le texte original "votre anglais".
(2) expressions pas toujours évidentes à rendre en français : jackboot, Achilles' heel ,hotbed, melting pot, acid test, veritable inferno.

SUPPLEMENT : RIONS UN PEU 

Citations données en illustrations en annexe à la première traduction parue du texte d'Orwell :

"pour s'être transformé en maquis de procédures, la forêt de Brocéliande n'a rien perdu de ses mystères", Glückmann, Les Maîtres-Penseurs, p. 65.

"0n retient le mouvement objectif apparent tel qu'il est décrit sur le socius, sans tenir compte de l'instance réelle qui l'inscrit et des forces, économiques et politiques, avec lesquelles il est inscrit ; on ne voit pas que l'alliance est la forme sous laquelle le socius s'approprie les connexions de travail dans le régime disjonctif de ses inscriptions", Deleuze et Guattari, L'anti-Oedipe, p. 222.


Sur George Orwell voir également : sur-les-rayons-de-ma-bibliotheque-2.html

vendredi 7 juin 2013

Autour de l'espingouin… et de trois petites notes de musique

De la musique avant toute chose…
Et tout le reste est littérature
Paul Verlaine (Art Poétique)


Toute écriture a sa musique, ses musiques… Celles de l'auteur et celles du lecteur. Parfois elles se rejoignent, parfois l'auteur anticipe les réactions du lecteur en lui fournissant quelques pistes qu'il espère voir saisir.
Il arrive souvent en entendant une chanson que l'on se dise qu'elle va nous coller à la peau et que l'on ne pourra pas s'en débarrasser de la journée. On se dit "de la journée", mais en fait on ne pourra jamais s'en débarrasser !  Et pourtant, il ne s'agit généralement pas d'un chef d'oeuvre d'écriture. On peut parfois se rassurer en mettant cela sur le compte du bourrage de crâne. Mais il y a des quantités d'airs, de chansons, pour lesquels on subit un bourrage de crâne sans que ceci ne laisse aucune trace ! Laissons de côté les produits musicaux uniquement commerciaux. et prenons un exemple. De nombreux poèmes de Prévert ont été mis en musique… Pourquoi ce sort particulier réservé aux "Feuilles mortes". Ah, je voudrais tant que tu te souviennes… et on s'en souvient ! Les Feuilles mortes sont-elles le meilleur poème de Prévert, le plus original ? Relisons-le. On en est loin. Pire… ça fonctionne aussi très bien traduit en anglais ! J'oserais une explication. Ce qui fonctionne dans ce poème c'est sa musicalité. Il y a la musique que Cosma a mis sur les vers, bien sûr, mais si cette musique disait autre chose que le poème lui-même, elle serait cacophonique. On est dans une de ces rares situations où l'auteur, le compositeur, et l'auditeur, ont entendu… entendent, une même musique… De la musique avant toute chose !

Un bien long préambule pour parler d'autre chose ! Dans la limite où il s'agit vraiment d'autre chose. A posteriori, je m'aperçois que la musique a en partie guidé mon écriture lorsque j'écrivais "Qu'est l'espingouin devenu ?". A cause du sujet (seuls ceux qui l'ont lu peuvent comprendre !) bien entendu. Aussi parce qu'ayant toujours écouté beaucoup de musique, j'ai une tendance à coller un air sur une situation. Un des ces airs qui vous collent à la peau justement. Dans le texte, certaines musiques ne sont pas directement suggérées. D'autres sont au contraire ouvertement affirmées, citées. Mais pourquoi celles-ci, quel automatisme les a fait sortir comme une évidence des touches du clavier de l'ordinateur ?Je me garderais bien de tenter une réponse. Je me limiterais à revenir sur trois airs, trois petites notes de musique, qui pourraient constituer la bande sonore du livre.

Ay Carmela

La première partie du récit, celle qui concerne directement l'espingouin, évoque la Guerre d'Espagne. Il y a pour moi quelque part un problème concernant le lien entre la musique/chanson et cet évènement. Beaucoup de grands évènements, de mouvement sociaux importants, ont leur folklore chanté. C'est beaucoup moins clair ici. Pourtant la Guerre civile espagnole a été accompagnée/suivie d'une émigration massive mais je n'ai jamais eu le sentiment d'y retrouver une mémoire chantée des évènements. Je tenterais deux explications pour ce qu'elle valent. D'abord, les conditions dramatiques de cette émigrations, le caractère concentrationnaire de l'accueil des réfugiés. Ensuite, et peut-être surtout, les antagonismes internes au camp des vaincus (les "républicains") qui rendaient improbable une culture chantée commune à l'ensemble de ses composantes.

Il existe bien sûr des disques, des anthologies de chants de la Guerre d'Espagne, mais quelle est la réalité de ces chansons dans l'affrontement social de l'époque ? De nombreux commentaires insistent sur les fait (?) qu'elles étaient chantées à l'époque. Mais comme les mêmes commentaires sont souvent truffés d'inexactitudes historiques (quand ce n'est pas de calomnies), jusqu'à preuve du contraire je me méfie de leurs affirmations. Je fais mienne la réflexion de George Orwell précédemment citée dans ce blog :
"Très tôt dans ma vie j'ai remarqué qu'aucun évènement n'est rapporté correctement dans les journaux, mais en Espagne pour la première fois, je vis des comptes rendus sans aucun rapport avec les faits."

Ceci dit, une chanson sort du lot : Ay, Carmela (originellement El paso del Ebro).
Caractéristique qui fait le lien avec ce que j'ai dit plus haut : la chanson n'est pas issue directement des années 30, mais de la guerre de 1808 contre l'invasion napoléonienne. Sa réactualisation durant la Guerre Civile permettait à chacun, en fonction de son opinion, d'y introduire de multiples variantes.





Peu d'adaptations françaises de ce titre. Guy Debord en écrira anonymement une version ("attribuée" à un membre  membre du groupe des Amis de Durruti, cité p.15 dans "Qu'est l'Espingouin devenu ?"), sous le titre Les Journées de mai. Le texte est centré sur les évènements de mai 1937 à Barcelone. La chanson est interprétée par Jacqueline Danno, chanteuse (surtout connue comme telle dans les années '60) et comédienne, sous le pseudonyme de Vanessa Hachloum. Le titre produit sur un vinyl en 1974, sera réédité en CD en 1998, et est aujourd'hui accessible sur de nombreux sites Internet. Si la version de Debord est souvent cataloguée "détournement", elle ne l'est finalement pas plus que les différentes versions qui ont pu circuler durant la Guerre Civile.



La chanson "Ay Carmela" inspirera dans les années '80 le dramaturge espagnol José Sanchis Sinisterra. Sa pièce raconte comment une troupe de théâtre ambulant, constituée par Carmela, Paulino et Gustavete, parcourant dans sa roulotte l'Espagne de la guerre civile, traverse le front et passe sans le savoir du côté républicain au côté franquiste. Lorsque les troupes franquistes les capturent, ils doivent improviser un spectacle théâtral en l’honneur de l'armée fasciste, qui s’achèvera en tragédie.
La pièce sera connue en France grâce au succès largement mérité de la mise en scène de Pierre Chabert (interprétation Jean-Marie Galey et Térésa Ovidio). Elle sera jouée au Théâtre du Lucernaire durant tout l'hiver 1994/1995. Son triomphe se confirmera durant le festival d'Avignon 1995 durant lequel la pièce sera jouée au Théâtre du Balcon, avant d'être reprise à nouveau au Lucernaire en août-septembre.


Au niveau international, Carlos Saura réalisa en 1989 un film inspiré de la pièce de Sinisterra.










Between the devil and the deep blue sea

Je voudrais maintenant revenir sur deux chansons qui sont nominalement citées dans "Qu'est l'espingouin…".
En commençant par la première : Between the devil and the deep blue sea (citée page 29).
J'ai entendu pour la première fois cette chanson sur le disque vinyl 25 cm "Memorial album" de Warren Smith (publié peu de temps après son décès prématuré en 1980) sur le label français Big Beat Records.



Il est communément admis que cette chanson a été composée par Harold Arlen et Ted Koehler, pour la revue du Cotton Club1, Rythm-mania (mars 1931), où elle était interprétée par Aida Ward, et qu'elle fût pour la première fois enregistrée par Cab Calloway en octobre de la même année. Elle a été ensuite été reprise par un nombre astronomique de chanteurs américains. Une liste (incomplète) de ses interprètes est disponible sur http://www.secondhandsongs.com/work/65381.

Ceci dit, on trouve des informations contradictoires concernant les auteurs. Ainsi sur certains sites internet, on trouve mentionnés entre autres Duke Ellington, Manny Kurtz, Inrving Mills,  et sur la pochette du disque de Warren Smith un certain A. Roland ! Faut-il y voir un effet du flou qui a souvent entouré aux states la propriété artistique ?

Toujours est-il que ce titre renvoie à une des questions de mon introduction. Pourquoi ce titre, qui n'est un chef d'oeuvre ni par son texte ni par sa mélodie a-t-il été si souvent repris et enregistré ? Et à un niveau plus personnel, pourquoi ai-je a priori considéré qu'il tenait une place importante pour certains personnages de "Qu'est-l'espingouin…" (… je ne vous en dirais pas plus) ? En ce qui me concerne, je suis persuadé que le titre de la chanson a joué un rôle plus déterminant que la chanson elle-même. Ces mots (between the devil…) sont déjà eux-mêmes de la musique ! De plus, il s'agit d'une expression idiomatique sans vrai équivalent littéral strict en français, au niveau du sens mais encore plus au niveau de la sonorité, de la petite musique qui le porte… De la musique avant toute chose !


1 A propos du Cotton club, cf. le film de 1984 de Francis Ford Coppola.


Trouble
De devil à evil1… il n'y a qu'un pas. Et quelques pages de "Qu'est l'Espingouin…" Celles qui séparent la page 29 de la page 34. Comme une transition entre la fin du commencement et le commencement de la fin !

La chanson Trouble est écrite pour le film de Michael Curtiz King Creole, par Jerry Leiber et Mike Stoller, et créé par Elvis Presley, en 1958. Le film et les chansons qui l'illustrent se distinguent de la déliquescence qui marquera la carrière cinématographique d'Elvis Presley.
Leiber et Stoller étaient des auteurs compositeurs à succès, très "inspirés" (et parfois un peu plus). Trouble reprend un thème rythmique (une forme de "stop time figure") popularisé par Muddy Waters - il suffit d'écouter Hoochie Coochie Man (1954), Mannish  boy / I'm a man (1955) - et inspiré de Willie Dixon et Bo Diddley.
Il est probable que la chanson censée obtenir le plus grand succès était celle qui reprenait le titre du film King Creole, mais c'est finalement Trouble qui emporta les suffrages. Le reprise d'un thème non seulement déjà connu, mais dont l'efficacité musicale n'était plus à démontrer y est certainement pour quelque chose.
Dans le film, Danny Fisher (Elvis Presley) travaille comme serveur dans un night-club à le mode, et un chef de gang local lui ordonne de chanter dans sa boîte… le King Creole. Ceci explique que "Danny" semble quelque peu mal à l'aise (et engoncé dans son costume) quand il interprète sa chanson. On est loin de l'image du rebelle dont parle la chanson.

Si Trouble va connaître quelques reprises par d'autres interprètes, leur intérêt est limité. A une exception, celle de Vince Taylor (éditée tardivement chez Barclay en 1965). Le film présent sur Internet, d'une sortie certainement antérieure au disque, semble être un Scopitone (l'ancêtre des "clips", films projetés dans des machines à sous, équivalent des Jukebox pour les disques), bien qu'il ne figure pas sur la liste des films scopitone sur Wikipedia. Par rapport à la version Elvis Presley, Vince Taylor a la gueule et la tenue (copiée de Gene Vincent) du "bad boy" de la chanson !

1. cf. le refrain de Trouble : Because I'm evil, my middle name is misery….

Plus sur :
- https://www.facebook.com/pages/Quest-lespingouin-devenu-/
- http://caronmichel.blogspot.fr/


mardi 4 juin 2013

LA PENSEE DU JOUR (4 06 2013) : J TESTART

Pour changer, quelques réflexions d'un scientifique : Jacques Testart (1939-)

" On ne devrait pas accepter que soient assimilés le changement social et le changement technologique, de telle façon que le premier soit supposé en dépendance du second. Ce n'est pas la charrue qui a libéré l'esclave et l'émancipation de la femme n'est pas une conquête de la machine à laver. L'enjeu considérable pour les futurs proches sera l'appréciation circonstancielle du gain social et de la perte sociale engagés par chaque innovation.
L'innovation n'est presque jamais univoque. Dire seulement qu'elle contient ses contradictions est notre lâcheté intellectuelle qui préserve d'analyser les modernités. Nous sommes les drogués d'un destin jamais pensé dont nous faisons mine d'être les maîtres. Le progrès est une notion subjective dont l'objet reste à définir en permanence ; sa connotation fortement positive résulte, à chaque moment de l'histoire, de notre hantise d'un retour à la situation antérieure. Car on ne revient pas sur les acquis lesquels, a contrario, définissent les décadences. Le progrès a valeur d'obligation ; dés sa production il a pouvoir d'aliénation."
Jacques Testart : L'oeuf transparent (1986), p. 150.




Jacques Testart est le biologiste français qui a permis la naissance du premier bébé éprouvette en France en 1982.

Autour de l'Espingouin… et des livres

"La lutte pour le pouvoir qui mettait aux prises les divers partis politiques espagnols est une chose bien triste qui est maintenant bien loin de nous et que je n'ai pas envie de ressusciter aujourd'hui. J'y fais allusion uniquement pour apporter cette précision : ne croyez rien, ou presque rien, de ce que vous lisez à propos des affaires intérieures de l'Espagne républicaine. Toute la littérature, d'où qu'elle vienne, n'est que propagande de parti, autrement dit des mensonges. La vérité est très simple. La bourgeoisie espagnole y a vu l'occasion d'écraser le mouvement ouvrier et l'a saisie, aidée en cela par les nazis et par les forces conservatrices du monde entier…
Très tôt dans ma vie j'ai remarqué qu'aucun évènement n'est rapporté correctement dans les journaux, mais en Espagne pour la première fois, je vis des comptes rendus sans aucun rapport avec les faits. J'ai lu des descriptions de grandes batailles là où il n'y avait pas eu de combats, et noté un silence absolu sur des affrontements où des centaines d'hommes avaient trouvé la mort… J'ai pu observer comment on a écrit l'histoire non pas en fonction de ce qui s'était passé dans la réalité mais de ce qui aurait dû se passer selon les directives des divers partis."

George Orwell : A propos de la guerre d'Espagne (Looking Back on the Spanish War, 1943 (in George Orwell, Trois essais sur la falsification, Editions 13bis, 1987)

« Après ce que j’ai vu en Espagne j’en suis venu à la conclusion qu’il est vain de vouloir être antifasciste tout en essayant de préserver le capitalisme. Le fascisme, après-tout, n’est qu’un développement du capitalisme, et la démocratie la plus libérale – comme on dit – est prête à tourner au fascisme à la première difficulté. »
George Orwell, dans Hommage à la Catalogne.


Hommage à la Catalogne


Comme l'indique le titre du livre "Qu'est l'espingouin devenu ?", ce récit à un lien avec l'Espagne. Un évènement majeur pour ce pays durant le XX° siècle a été la Guerre d'Espagne, à l'aube de la 2ème Guerre Mondiale. Si ma génération n'est pas contemporaine de cet évènement, il a tout de même fait partie de son histoire au travers de la génération précédente. Dans celle-ci, nombreux sont ceux qui ont traversé la frontière dans la perspective de participer aux mouvements sociaux en cours, et encore plus nombreux furent les espagnols (… les "espingouins"), qui franchirent la frontière dans l'autre sens (émigrations politiques, économiques,…) pour se réfugier en France, en particulier dans le sud et dans la région parisienne.
Pour les plus jeunes, extérieurs à cette continuité générationelle, comprendre ce que fut cette période cruciale de l'histoire de l'Espagne ne peut être que plus ardu. Les écrits y faisant référence pourraient remplir une bibliothèque et s'y retrouver n'est pas une tâche aisée. De fait, il faut généralement déjà connaitre l'histoire de la guerre d'Espagne, les organisations en présence pour en tirer quelque chose.
S'il fallait donc recommander un seul livre pour approcher cette période, ce serait sans doute l'"Hommage à la Catalogne" (Homage to Catalonia) de George Orwell. Le récit d'Orwell s'appui sur sa propre expérience en Catalogne et Aragon en 1936-37. Publié en Angleterre en 1938, il faudra attendre 1955 pour qu'elle soit traduite et publiée en France (sous le titre La Catalogne Libre, chez Gallimard). La même traduction, mais sous son vrai titre, sera réédité - comme les autres principales oeuvres d'Orwell - en 1982 aux Editions Champ Libre, puis plus récemment en format poche chez 10/18.
Hommage à la Catalogne a inspiré le film de Ken Loach sorti en 1994, Land and Freedom.