vendredi 22 décembre 2017

A PROPOS DE "LA FERME DES ANIMAUX" D'ORWELL


« À n'importe quel moment il y a une orthodoxie, un corps d’idées que l'on suppose accepté par tous les gens sensés sans que ceci pose de question. On n'interdit pas exactement de dire ceci ou cela, ou quoi que soit d’autre, mais ça ne se fait pas de le dire. »

La citation ci-dessus est un extrait de l'essai d'Orwell La Liberté de la Presse, sa préface proposée pour la Ferme des Animaux. Il y décrit la difficulté à laquelle il a fait face en 1943 pour faire accepter ce roman, en raison de l'autocensure exercée à ce moment-là par les éditeurs, de quoi que ce soit qui soit critique d'alliés de la Seconde Guerre mondiale, comme l'URSS sous Staline. Il a été initialement rejeté par quatre éditeurs, y compris T.S. Eliot pour Faber, pour des raisons d'insensibilité politique plutôt que de mérite littéraire. Orwell soutient dans son essai que cette forme de censure volontaire, qui dissimule des vues s’opposant à l’orthodoxie prévalente de l’opinion, pourrait être aussi dangereuse pour la liberté de parole que l'intervention politique directe.

Comme Orwell le souligne aussi ici, des expressions non-orthodoxes d'hier peuvent devenir l’opinion acceptée d'aujourd'hui. Ceci s'est avéré vrai pour la Ferme des Animaux. Au moment où le roman a été finalement publié, en 1945, la critique de l'URSS se faisait plus entendre, contribuant au succès instantané du roman. Curieusement, bien qu'il y ait eu la place pour une préface dans la première édition, aucune n'est apparue et l'essai d'Orwell n'a pas fait surface qu’en 1972 où il a été imprimé dans le Supplément Littéraire du Times.

Traduction libre, M.Caron




"Votre question sur La Ferme des animaux. Bien sûr, j’ai conçu ce livre en premier lieu comme une satire de la révolution russe. Mais, dans mon esprit, il y avait une application plus large dans la mesure où je voulais montrer que cette sorte de révolution (une révolution violente menée comme une conspiration par des gens qui n’ont pas conscience d’être affamés de pouvoir) ne peut conduire qu’à un changement de maîtres. La morale, selon moi, est que les révolutions n’engendrent une amélioration radicale que si les masses sont vigilantes et savent comment virer leurs chefs dès que ceux-ci ont fait leur boulot. Le tournant du récit, c’est le moment où les cochons gardent pour eux le lait et les pommes (Kronstadt*). Si les autres animaux avaient eu alors la bonne idée d’y mettre le holà, tout se serait bien passé. Si les gens croient que je défends le statu quo, c’est, je pense, parce qu’ils sont devenus pessimistes et qu’ils admettent à l’avance que la seule alternative est entre la dictature et le capitalisme laisser-faire. Dans le cas des trotskistes s’ajoute une complication particulière : ils se sentent coupables de ce qui s’est passé en URSS depuis 1926 environ, et ils doivent faire l’hypothèse qu’une dégénérescence soudaine a eu lieu à partir de cette date. Je pense au contraire que le processus tout entier pouvait être prédit – et il a été prédit par un petit nombre de gens, Bertrand Russel par exemple – à partir de la nature même du parti bolchevique. J’ai simplement essayé de dire : « Vous ne pouvez pas avoir une révolution si vous ne la faites pas pour votre propre compte ; une dictature bienveillante, ça n’existe pas. »

* Kronstadt était une garnison de la marine russe en mer Baltique. En 1921, des militants révolutionnaires, notamment anarchistes, ont mené une révolte contre la dictature du parti bolchevique. Sur ordre de Lénine et de Trotski, la révolte fut sauvagement réprimée.

5 décembre 1946, lettre à Dwight Macdonald.
George Orwell, Ecrits politiques (1928-1949), éditions Agone, 410 pages.