vendredi 7 juin 2013

Autour de l'espingouin… et de trois petites notes de musique

De la musique avant toute chose…
Et tout le reste est littérature
Paul Verlaine (Art Poétique)


Toute écriture a sa musique, ses musiques… Celles de l'auteur et celles du lecteur. Parfois elles se rejoignent, parfois l'auteur anticipe les réactions du lecteur en lui fournissant quelques pistes qu'il espère voir saisir.
Il arrive souvent en entendant une chanson que l'on se dise qu'elle va nous coller à la peau et que l'on ne pourra pas s'en débarrasser de la journée. On se dit "de la journée", mais en fait on ne pourra jamais s'en débarrasser !  Et pourtant, il ne s'agit généralement pas d'un chef d'oeuvre d'écriture. On peut parfois se rassurer en mettant cela sur le compte du bourrage de crâne. Mais il y a des quantités d'airs, de chansons, pour lesquels on subit un bourrage de crâne sans que ceci ne laisse aucune trace ! Laissons de côté les produits musicaux uniquement commerciaux. et prenons un exemple. De nombreux poèmes de Prévert ont été mis en musique… Pourquoi ce sort particulier réservé aux "Feuilles mortes". Ah, je voudrais tant que tu te souviennes… et on s'en souvient ! Les Feuilles mortes sont-elles le meilleur poème de Prévert, le plus original ? Relisons-le. On en est loin. Pire… ça fonctionne aussi très bien traduit en anglais ! J'oserais une explication. Ce qui fonctionne dans ce poème c'est sa musicalité. Il y a la musique que Cosma a mis sur les vers, bien sûr, mais si cette musique disait autre chose que le poème lui-même, elle serait cacophonique. On est dans une de ces rares situations où l'auteur, le compositeur, et l'auditeur, ont entendu… entendent, une même musique… De la musique avant toute chose !

Un bien long préambule pour parler d'autre chose ! Dans la limite où il s'agit vraiment d'autre chose. A posteriori, je m'aperçois que la musique a en partie guidé mon écriture lorsque j'écrivais "Qu'est l'espingouin devenu ?". A cause du sujet (seuls ceux qui l'ont lu peuvent comprendre !) bien entendu. Aussi parce qu'ayant toujours écouté beaucoup de musique, j'ai une tendance à coller un air sur une situation. Un des ces airs qui vous collent à la peau justement. Dans le texte, certaines musiques ne sont pas directement suggérées. D'autres sont au contraire ouvertement affirmées, citées. Mais pourquoi celles-ci, quel automatisme les a fait sortir comme une évidence des touches du clavier de l'ordinateur ?Je me garderais bien de tenter une réponse. Je me limiterais à revenir sur trois airs, trois petites notes de musique, qui pourraient constituer la bande sonore du livre.

Ay Carmela

La première partie du récit, celle qui concerne directement l'espingouin, évoque la Guerre d'Espagne. Il y a pour moi quelque part un problème concernant le lien entre la musique/chanson et cet évènement. Beaucoup de grands évènements, de mouvement sociaux importants, ont leur folklore chanté. C'est beaucoup moins clair ici. Pourtant la Guerre civile espagnole a été accompagnée/suivie d'une émigration massive mais je n'ai jamais eu le sentiment d'y retrouver une mémoire chantée des évènements. Je tenterais deux explications pour ce qu'elle valent. D'abord, les conditions dramatiques de cette émigrations, le caractère concentrationnaire de l'accueil des réfugiés. Ensuite, et peut-être surtout, les antagonismes internes au camp des vaincus (les "républicains") qui rendaient improbable une culture chantée commune à l'ensemble de ses composantes.

Il existe bien sûr des disques, des anthologies de chants de la Guerre d'Espagne, mais quelle est la réalité de ces chansons dans l'affrontement social de l'époque ? De nombreux commentaires insistent sur les fait (?) qu'elles étaient chantées à l'époque. Mais comme les mêmes commentaires sont souvent truffés d'inexactitudes historiques (quand ce n'est pas de calomnies), jusqu'à preuve du contraire je me méfie de leurs affirmations. Je fais mienne la réflexion de George Orwell précédemment citée dans ce blog :
"Très tôt dans ma vie j'ai remarqué qu'aucun évènement n'est rapporté correctement dans les journaux, mais en Espagne pour la première fois, je vis des comptes rendus sans aucun rapport avec les faits."

Ceci dit, une chanson sort du lot : Ay, Carmela (originellement El paso del Ebro).
Caractéristique qui fait le lien avec ce que j'ai dit plus haut : la chanson n'est pas issue directement des années 30, mais de la guerre de 1808 contre l'invasion napoléonienne. Sa réactualisation durant la Guerre Civile permettait à chacun, en fonction de son opinion, d'y introduire de multiples variantes.





Peu d'adaptations françaises de ce titre. Guy Debord en écrira anonymement une version ("attribuée" à un membre  membre du groupe des Amis de Durruti, cité p.15 dans "Qu'est l'Espingouin devenu ?"), sous le titre Les Journées de mai. Le texte est centré sur les évènements de mai 1937 à Barcelone. La chanson est interprétée par Jacqueline Danno, chanteuse (surtout connue comme telle dans les années '60) et comédienne, sous le pseudonyme de Vanessa Hachloum. Le titre produit sur un vinyl en 1974, sera réédité en CD en 1998, et est aujourd'hui accessible sur de nombreux sites Internet. Si la version de Debord est souvent cataloguée "détournement", elle ne l'est finalement pas plus que les différentes versions qui ont pu circuler durant la Guerre Civile.



La chanson "Ay Carmela" inspirera dans les années '80 le dramaturge espagnol José Sanchis Sinisterra. Sa pièce raconte comment une troupe de théâtre ambulant, constituée par Carmela, Paulino et Gustavete, parcourant dans sa roulotte l'Espagne de la guerre civile, traverse le front et passe sans le savoir du côté républicain au côté franquiste. Lorsque les troupes franquistes les capturent, ils doivent improviser un spectacle théâtral en l’honneur de l'armée fasciste, qui s’achèvera en tragédie.
La pièce sera connue en France grâce au succès largement mérité de la mise en scène de Pierre Chabert (interprétation Jean-Marie Galey et Térésa Ovidio). Elle sera jouée au Théâtre du Lucernaire durant tout l'hiver 1994/1995. Son triomphe se confirmera durant le festival d'Avignon 1995 durant lequel la pièce sera jouée au Théâtre du Balcon, avant d'être reprise à nouveau au Lucernaire en août-septembre.


Au niveau international, Carlos Saura réalisa en 1989 un film inspiré de la pièce de Sinisterra.










Between the devil and the deep blue sea

Je voudrais maintenant revenir sur deux chansons qui sont nominalement citées dans "Qu'est l'espingouin…".
En commençant par la première : Between the devil and the deep blue sea (citée page 29).
J'ai entendu pour la première fois cette chanson sur le disque vinyl 25 cm "Memorial album" de Warren Smith (publié peu de temps après son décès prématuré en 1980) sur le label français Big Beat Records.



Il est communément admis que cette chanson a été composée par Harold Arlen et Ted Koehler, pour la revue du Cotton Club1, Rythm-mania (mars 1931), où elle était interprétée par Aida Ward, et qu'elle fût pour la première fois enregistrée par Cab Calloway en octobre de la même année. Elle a été ensuite été reprise par un nombre astronomique de chanteurs américains. Une liste (incomplète) de ses interprètes est disponible sur http://www.secondhandsongs.com/work/65381.

Ceci dit, on trouve des informations contradictoires concernant les auteurs. Ainsi sur certains sites internet, on trouve mentionnés entre autres Duke Ellington, Manny Kurtz, Inrving Mills,  et sur la pochette du disque de Warren Smith un certain A. Roland ! Faut-il y voir un effet du flou qui a souvent entouré aux states la propriété artistique ?

Toujours est-il que ce titre renvoie à une des questions de mon introduction. Pourquoi ce titre, qui n'est un chef d'oeuvre ni par son texte ni par sa mélodie a-t-il été si souvent repris et enregistré ? Et à un niveau plus personnel, pourquoi ai-je a priori considéré qu'il tenait une place importante pour certains personnages de "Qu'est-l'espingouin…" (… je ne vous en dirais pas plus) ? En ce qui me concerne, je suis persuadé que le titre de la chanson a joué un rôle plus déterminant que la chanson elle-même. Ces mots (between the devil…) sont déjà eux-mêmes de la musique ! De plus, il s'agit d'une expression idiomatique sans vrai équivalent littéral strict en français, au niveau du sens mais encore plus au niveau de la sonorité, de la petite musique qui le porte… De la musique avant toute chose !


1 A propos du Cotton club, cf. le film de 1984 de Francis Ford Coppola.


Trouble
De devil à evil1… il n'y a qu'un pas. Et quelques pages de "Qu'est l'Espingouin…" Celles qui séparent la page 29 de la page 34. Comme une transition entre la fin du commencement et le commencement de la fin !

La chanson Trouble est écrite pour le film de Michael Curtiz King Creole, par Jerry Leiber et Mike Stoller, et créé par Elvis Presley, en 1958. Le film et les chansons qui l'illustrent se distinguent de la déliquescence qui marquera la carrière cinématographique d'Elvis Presley.
Leiber et Stoller étaient des auteurs compositeurs à succès, très "inspirés" (et parfois un peu plus). Trouble reprend un thème rythmique (une forme de "stop time figure") popularisé par Muddy Waters - il suffit d'écouter Hoochie Coochie Man (1954), Mannish  boy / I'm a man (1955) - et inspiré de Willie Dixon et Bo Diddley.
Il est probable que la chanson censée obtenir le plus grand succès était celle qui reprenait le titre du film King Creole, mais c'est finalement Trouble qui emporta les suffrages. Le reprise d'un thème non seulement déjà connu, mais dont l'efficacité musicale n'était plus à démontrer y est certainement pour quelque chose.
Dans le film, Danny Fisher (Elvis Presley) travaille comme serveur dans un night-club à le mode, et un chef de gang local lui ordonne de chanter dans sa boîte… le King Creole. Ceci explique que "Danny" semble quelque peu mal à l'aise (et engoncé dans son costume) quand il interprète sa chanson. On est loin de l'image du rebelle dont parle la chanson.

Si Trouble va connaître quelques reprises par d'autres interprètes, leur intérêt est limité. A une exception, celle de Vince Taylor (éditée tardivement chez Barclay en 1965). Le film présent sur Internet, d'une sortie certainement antérieure au disque, semble être un Scopitone (l'ancêtre des "clips", films projetés dans des machines à sous, équivalent des Jukebox pour les disques), bien qu'il ne figure pas sur la liste des films scopitone sur Wikipedia. Par rapport à la version Elvis Presley, Vince Taylor a la gueule et la tenue (copiée de Gene Vincent) du "bad boy" de la chanson !

1. cf. le refrain de Trouble : Because I'm evil, my middle name is misery….

Plus sur :
- https://www.facebook.com/pages/Quest-lespingouin-devenu-/
- http://caronmichel.blogspot.fr/


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